LA LIBERTE
Hypatie d'Alexandrie
Liberté
Sur mes cahiers d'écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable, sur la neige,
J'écris ton nom
Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre, sang, papier ou cendre,
J'écris ton nom
Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois,
J'écris ton nom
Sur la jungle et le désert
Sur les nids, sur les genêts
Sur l'écho de mon enfance,
J'écris ton nom
Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journées
Sur les saisons fiancées,
J'écris ton nom
Sur tous mes chiffons d'azur
Sur l'étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante,
J'écris ton nom
Sur les champs, sur l'horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres,
J'écris ton nom
Sur chaque bouffée d'aurore
Sur la mer, sur les bateaux
Sur la montagne démente,
J'écris ton nom
Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l'orage
Sur la pluie épaisse et fade,
J'écris ton nom
Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique,
J'écris ton nom
Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent,
J'écris ton nom
Sur la lampe qui s'allume
Sur la lampe qu s'éteint
Sur mes maisons réunies,
J'écris ton nom
Sur le fruit coupé en deux
Du miroir et de ma chambre,
Sur mon lit coquille vide
J'écris ton nom
Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroite,
J'écris ton nom
Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni,
J'écris ton nom
Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend,
J'écris ton nom
Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-dessus du silence,
J'écris ton nom
Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui,
J'écris ton nom
Sur l'absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort,
J'écris ton nom
Et par le pouvoir d'un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître,
Pour te nommer
Liberté.
Paul Eluard
« Je
défendrai mes opinions jusqu'à ma mort, mais je donnerai ma vie pour que vous
puissiez défendre les vôtres. »
Francois-Marie Arouet, nom de plume Voltaire
Dans
l’Antiquité, un philosophe n’est pas nécessairement, comme on a trop tendance à
le penser, un théoricien de la philosophie. Un philosophe, dans l’Antiquité,
c’est quelqu’un qui vive en philosophie, qui mène une vie philosophique. Caton
le jeune, homme d’Etat du I siècle av. J. C., est un philosophe stoïcien et
pourtant il n’a rédigé aucun écrit philosophique. Rogatius, homme d’Etat du III
siècle ap. J. C., est un philosophe platonicien, disciple de Plotin, et
pourtant il n’a rédigé aucun écrit philosophique. Mais tous deux se
considéraient eux-mêmes comme des philosophes, parce qu’ils avaient adopté le
mode de vie philosophique.
Et que l’on ne
dise pas que c’étaient des philosophes amateurs. Aux yeux des Maîtres de la
philosophie antique, le philosophe authentique n’est pas celui qui disserte sur
les théories et commente les auteurs.
Comme le dit
Epitècte :
« Mange
comme un homme, bois comme un homme, habille-toi, marie-toi, aie des enfants,
mène une vie de citoyen… Montre-nous cela, pour que nous sachions si tu as
appris véritablement quelque chose des philosophes. »
Le philosophe
antique n’a donc pas besoin d’écrire. Et, s’il écrit, il n’est pas nécessaire
non plus qu’il invente une théorie nouvelle, ou qu’il développe telle ou telle
partie d’un système. Le philosophe antique n’a rien à voir avec nos philosophes
contemporains, qui s’imaginent que la philosophie consiste, pour chaque philosophe,
à inventer un « nouveau discours », un nouveau langage, d’autant plus
original qu’il sera plus incompréhensible et peu artificiel. Le philosophe
antique, d’une manière générale, se situe dans une tradition et se rattache à
une école. Epictète est stoïcien. Cela veut dire que son enseignement va
consister à expliquer les textes des fondateurs de l’école, Zénon et Chrysippe,
et surtout à pratiquer lui-même et à faire pratiquer par ses disciples le mode
de vie propre à l’école stoïcienne. Cela ne veut pas dire pourtant qu’il n’y
aura pas des caractéristiques propres à l’enseignement d’Epictète. Mais elles
ne modifieront pas les dogmes fondamentaux du stoïcisme ou le choix de vie
essentiel ; elles se situeront plutôt dans la forme de l’enseignement, dans
le mode de présentation de la doctrine,
dans la définition de certains points particuliers ou encore dans la tonalité,
la coloration particulière qui imprégnera le mode de vie stoïcienne proposé par
le philosophe.
Le stoïcisme
est une philosophie de la cohérence avec soi-même. Cette philosophie se fonde
sur une remarquable intuition de l’essence de la vie. D’emblée, dès le premier
instant de son existence, le vivant est instinctivement accordé a lui-même :
il tend à se conserver lui-même et à aimer sa propre existence et tout ce qui
peut la conserver. Cet accord instinctif devient accord moral avec soi, lorsque
l’homme découvre par sa raison que c’est le choix réfléchi de l’accord avec
soi, que c’est l’activité même du choix qui est la valeur suprême et non les
objets sur lesquels porte l’instinct de conservation. C’est que l’accord
volontaire avec soi coïncide avec la tendance de la Raison universelle, qui non
seulement fait de tout être vivant un être accordé à lui-même, mais du monde
entier lui-même un vivant accordé à lui-même.
Comme le dira
Marc Aurèle :
« Tout
ce qui est accordé avec toi est accordé avec moi, ô Monde. »
Et la société
humaine, la société de ceux qui participent à un même logos, à une même Raison,
forme en principe, elle aussi une Cité idéale, dont la Raison, la Loi, assure l’accord avec elle-même.
Il est bien évident enfin que la
Raison de chaque individu, dans l’enchaînement des pensées ou
des paroles, exige la cohérence logique et dialectique avec elle-même. Cette
cohérence avec soi est donc le principe fondamental du stoïcisme.
Pour Sénèque,
toute la sagesse se résume dans la formule :
« Toujours
vouloir la même chose, toujours refuser la même chose. »
Il n’est pas
besoin d’ajouter, continue Sénèque, la toute petite restriction :
« A
condition que ce que l’on veut soit bon moralement. »
car, dit-il,
« La même chose ne peut universellement et
constamment plaire que si elle est moralement droite. »
Le sage stoïcien
est lui aussi l’égal de Dieu, Dieu qui n’est autre que la Raison universelle,
produisant en cohérence avec elle-même tous les événements cosmiques. La raison
humaine et une émanation, une partie de cette Raison universelle. Mais elle
peut s’obscurcir, se déformer par suite de la vie dans le corps, par l’attrait
du plaisir. Seul le sage est capable de faire coïncider sa raison avec la Raison universelle. Mais
cette coïncidence parfaite ne peut être qu’un idéal. Le sage est nécessairement
un être d’exception ; il y en a très peu, peut-être un, ou même pas du
tout.
La philosophie
n’est pas la sagesse, elle est seulement l’exercice de la sagesse et le
philosophe n’est pas un sage, il est donc un non-usage.
La philosophie
stoïcienne a donc pour but, comme projet, comme objet, de permettre au
philosophe de s’orienter dans l’incertitude e la vie quotidienne en proposant
des choix vraisemblables, que notre raison peut approuver, sans qu’elle ait
toujours la certitude de bien faire. Ce qui compte, ce n’est pas le résultat ou
l’efficacité, c’est l’intention de bien faire. Ce qui compte, c’est de n’agir
qu’avec un seul motif : celui du bien moral, sans autre considération d’intérêt
ou de plaisir.
C’est là la
seule valeur, l’unique nécessaire.
« Ma petite D, « la philosophie te
fournira le fond, la rhétorique, la forme de ton discours »
(Fronton). »
me répétait mon Père.
Mon père n’a
jamais été pour moi la personnification du pouvoir, de la force et de
l’autorité. C’est pour cela que je l’aimais. Le calcul différentiel et intégral
n’a jamais semblé convenir à sa personnalité. Mais peut-être étais-je victime
du vieux préjugé selon lequel les mathématiques sont une science aride et le
mathématicien un homme d’une autre espèce. Je n’arrivais absolument pas à
comprendre comment cet homme ardent et timide pouvait avoir le moindre point
commun avec les théorèmes de Pythagore ou avec le binôme de Newton. Tout cela
ne m’intéressait pas à cette époque. Il aimait trouver en moi les qualités
féminines et n’essayait jamais de les rabaisser ni de les ignorer.
Il était pour
moi la grande personne autour de laquelle tournait la mécanique de la vie.
J’aimais sa
perplexité devant mon indépendance précoce.
Puisque son
fils était irrémédiablement d’un autre monde, avec une autre philosophie de la
vie, une autre morale, alors pourquoi cette petite fille si avide d’apprendre
et de comprendre ne serait-elle pas son héritière véritable, l’héritière de ses
ruptures et de sa liberté, de son esprit indépendant, de sa culture, de son
cosmopolitisme et de son non-conformisme ?
Elle avait eu
la chance d’échapper à l’Amour des mères, qui tendait à ramener les filles du
côté de la tradition et de la passivité.
En serait-elle
moins femme ?
La question ne
préoccupait pas mon Père. Il n’aurait su dire ce que devait être une femme.
Une fille sage
ou une rebelle à l’humeur imprévisible ?
Antigone.
Phèdre, Marguerite de Navarre ou la Princesse de Clèves ?
Mon père, si
plein de préjugés à l’égard des femmes, ne pensait pas en ces termes quand il
songeait à l’avenir de sa fille. Aux yeux de cet homme qui répétait sans cesse
que rien d’humain ne devrait nous être étranger, l’âge et le sexe n’étaient que
des contingences secondaires.
Si elle le
souhaitait, il l’aiderait à devenir, elle, un individu libre.
Elle serait
son prolongement.
Elle le
suivrait et continuerait, accomplissant ce qu’il n’avait pu mener à bien.
Elle ne se
soucierait pas d’entretenir et de faire prospérer le patrimoine, de perpétuer
le nom.
Elle serait
quelqu’un, c'est-à-dire quelqu’un d’autre, radicalement.
Il n’aurait
osé rêver que je suivisse sa pente à lui, au moins pour ce qui était du
nomadisme – on n’est bien qu’ailleurs – et de la liberté solitaire. Et pourtant
je l’ai fait, y ajoutant, certes, une forme de conjugalité et une obstination
au travail qu’il eût prise, peut-être, pour un acharnement excessif.
Sa mort a été
une disparition, non un abandon.
Je n’ai pas eu
à me libérer des suites d’une éducation bourgeoise comme Louis Aragon ou
Jean-Paul Sartre. J’ai grandi en France à une époque où l’on savait que le
vieux monde allait, de toute façon, à sa perte. Personne ne défendait
sérieusement les anciens principes, du moins pas dans mon milieu. La contestation
était l’air que nous respirions, elle a nourri mes premières vraies émotions.
Beaucoup plus tard seulement, à l’âge de vingt ans, j’ai su que j’appartenais
de par ma naissance à la bourgeoisie. Je ne me sens absolument pas liée à elle.
En tant que classe social, elle a toujours éveillé en moi cependant plus de
curiosité et d’intérêt que les débris de l’aristocratie et au moins autant que
la classe ouvrière. Mais c’est de l’Intelligentsia, déclassée ou non, que je me
sens la plus proche. Me sont étrangers, par contre, ceux qui détiennent le
pouvoir, les dictateurs, les triumvirs, les hommes à qui on rend un culte, ceux
qui y aspirent, les rois de tout poil. A ces dinosaures, je préfère encore les
requins, au sens propre et figuré.
Ce qui
m’intéresse, ce n’est pas la dimension horizontale de notre existence, les
préoccupations de la vie quotidienne auxquelles nous sommes tous confrontés,
mais sa dimension verticale, intellectuelle. Peu de gens y accédaient autrefois
et de ce fait en avaient mauvaise conscience. A présent, ce n’est plus le
cas : il suffit de vouloir lire, réfléchir et savoir. Comme l’a dit Karl
Jaspers, point n’est besoin d’apprendre à éternuer ou à tousser, mais la
raison, elle, se cultive, car ce n’est pas une simple fonction organique.
Etre
philosophe, ce n’est pas avoir reçu une formation philosophique théorique, ou
être professeur de philosophie, c’est, après une conversion qui opère un
changement radical de vie, professer un mode de vie différent de celui des
autres hommes. On considère souvent les conversions comme des événements qui se
produisent instantanément dans des circonstances inattendues. Et l’histoire abonde
en anecdotes de ce genre : Polémon entrant par hasard, après une nuit de
débauche, au cours du philosophie platonicien Xénocrate, Augustin entendant la
voix d’un enfant disant « Prends et lis », Saül terrassé à Damas.
Entre
parenthèses, il ne serait pas du tout intéressant de connaître, dans tous ses
détails, la manière dont s’est déroulée ma conversion à la philosophie.
Bien de points
restent encore inconnus pour moi-même.
Pourtant,
douée d'une extraordinaire faculté d'imagination qui me faisait embrasser et
comprendre ce que mes yeux ne pouvaient me montrer, dès mon enfance j’ai
entrevu ce que pouvait être l’idéal d’une vie philosophique.
L'imagination,
cette « Magie Sympathique » aide à comprendre les arguments d'un
interlocuteur, à ressentir la souffrance de l'Autre, quelque soit cet Autre.
Cette faculté « à
se transporter en pensée à l'intérieur de quelqu'un » amène bien sûr à
s'ouvrir à d'Autres idées, à vivre d'Autres expériences. Je ne renonce jamais à
un être que j’ai connu, et assurément pas à mes personnages.
Je les vois,
je les entends, avec une netteté que je dirais hallucinatoire si
l'hallucination n'était autre chose, une prise de possession involontaire.
C'est ce que
les sages hindous appellent l'attention.
Nul doute que
cette attention, cette propension à se mettre à la place de l'Autre en faisant
abstraction de soi, a joué un rôle de première importance dans ma grande
ouverture d'esprit face aux Athéismes comme aux Religions, aux Politiques comme
aux Philosophies.
Les personnes
qui ont accompagné ou croisé ma vie n’ont été vraiment aimées par moi que quand
j’en ai fait des personnages, des figures à mi-chemin entre le réel et la
fiction - avant même de leur assigner
une place dans mon univers littéraire –, puis quand j’ai commencé à les
décrire, à les écrire.
Profondément,
de ma vie ne m’intéresse que ce qui peut être prétexte à reconstruction
littéraire.
« La vie
d’un homme est son image… On peut dire alors ceci que j’entrevois comme une
sincérité renversée (de l’artiste) : il doit, non pas raconter sa vie
telle qu’il a vécue, mais la vivre telle qu’il la racontera. Autrement
dit : que le portrait de lui que sera sa vie, s’identifie au portrait
idéal qu’il souhaite ; et, plus simplement, qu’il soit qu’il se
veut. »
André Gide,
Journal, 3 janvier 1892
Restituer,
réinterpréter mes lignes maternelles et paternelles, mon enfance et mon
adolescence m’a passionnée.
Très peu
d'adultes se laissent habiter par des Etres en leur donnant autant d'importance
qu'ils s'en donnent à eux-mêmes. Cette magnifique façon d'appréhender le monde
de l'intérieur, à l'instinct, est le propre des enfants.
Si les adultes
s'en souvenaient, ils éviteraient de proférer certaines stupidités :
éviteraient bien de stupidités !