LA QUESTION JUIVE
27 Janvier 2018
JOURNEE DE LA MEMOIRE DE L’HOLOCAUSTE ET DE LA
PREVENTION DES CRIMES CONTRE L’HUMANITE
« La mémoire, c’est l’identité, c’est quasiment l’âme
et les hommes espèrent que, s’ils emportent avec eux quelque chose de ce monde
après leur mort, ce sera cela. »
Jean Dutourd
lieutenant-colonel Alfred Dreyfus [1859-1935]
« Un peu de
justice sur cette terre
m’aurait
pourtant fait plaisir. »
Emile Zola
Atterré par le verdict du
second procès de Rennes, le 9 septembre 1899, et indigné de voir les
responsables politiques faire usage de la loi d’amnistie – « cette trahison
juridique » - qui absolvait, en 1900, les innocents et les coupables, les
criminels et les justiciers, sans établir de distinction entre eux, Emile Zola
demeurait cependant optimiste et convaincu de voir disparaître incessamment la
haine antijuive dont il persistait à rattacher le déchaînement, à la crise
générale qui traversait le pays depuis au moins dix ans.
Mais c’était sans compter sur
l’acharnement de ses ennemis.
A cet égard, il faut se
souvenir des commentaires auxquels sa mort accidentelle, dans la nuit du au 29
septembre 1902, donna lieu, pour mesurer la hauteur du mur de haine qui s’était
dressé autour de lui depuis si longtemps, et particulièrement avec « J’accuse ».
Le 30 septembre 1902, La
Libre Parole annonçait en lettres capitales : « un fait
divers naturaliste : Emile Zola asphyxié », et publiait un de ces grands
articles où la verve d’Edouard
Adolphe Drumont excellait :
« J’ignore encore si, comme le
bruit en court, paraît-il à Paris, Zola s’est suicidé, mais on comprendrait que
cet homme, en regardant la vie dans son œuvre, en ait réellement éprouvé un
irrésistible dégoût.
Jamais écrivain ne connut l’humanité,
le monde, la création, la société, sous un aspect plus affreux, plus répugnant
et plus sale…
La part prise par ce
corrupteur de foules à l’affaire Dreyfus, changera en haine l’antipathie que
les natures élevées éprouvaient pour ce ciseleur d’obscénités. Cette
intervention de Zola dans une question qui ne le regardait aucunement, est
encore inexplicable pour ceux qui réfléchissent, et semble être, elle aussi, la
manifestation d’un certain trouble intellectuel ».
Le lendemain, 1er
octobre, La Croix commentait avec pitié et dégoût, la mort
accidentelle de « cet écrivain qui n’avait de Français, ni les origines, ni le
nom, ni le cœur » :
« Zola est mort. Est-ce
par accident ? Est-ce par suicide ? On assure que c’est par accident.
J’aime mieux cela. C’est un crime de moins dont il aura à répondre devant Dieu.
Il a fait bien du mal à la
France, dont il sacrifia le repos et la renommée aux
satisfactions de son formidable orgueil…
Le mal qu’il fit à la France commença à son trop
fameux : J’accuse. Là aussi prit fin, comme premier châtiment, son renom d’écrivain.
Les efforts qu’il tenta pour le retrouver furent vains. Et c’est au cours d’une
publication dont il escomptait le scandale pour surmonter la dédaigneuse
indifférence du public, que la mort l’atteint.
La mort l’a frappé bien
inopinément et bien tristement. Car, qui sait ? Peut-être les éternelles
vérités eussent-elles fini par pénétrer sa grande intelligence, et notre suprême
espérance est que les courts instants pendant lesquels il a vu venir la mort,
ont arraché de son cœur la parole de repentir que Dieu recueille dans son
adorable miséricorde ! »
Mais c’est L’Antijuif qui allait révéler le
caractère inexplicable de l’engagement de Zola, en identifiant la personnalité
du romancier : juive, parce qu’essentiellement non-française :
« Cet amour de la
réclame, cette insatiable vanité dominant ses actes, il faut y joindre aussi la
passion de l’argent…
Le fils du génois fut âpre au
lucre, comme un véritable Juif… Ce sont incontestablement les Juifs, qui ont
poussé Zola dans la voie de démoralisation qu’il a suivie…
Cherchez dans l’œuvre
volumineuse de Zola le portrait d’un seul Juif, du Juif que vous rencontrez à
chaque page de nos romanciers grands et petits, comme nous le trouvons,
hélas !
A chaque pas dans la vie, vous
n’en trouverez aucun. Zola n’en a jamais vu ; lui qui prétend rendre la
vie avec une fidélité scrupuleuse, il ne s’est jamais aperçu que le Juif jouait
un rôle terrible et ignoble dans la société moderne.
Voilà ce qui n’a jamais été
dit de Zola et ce qui est pourtant rigoureusement vrai. Zola est un écrivain
juif qui, toute sa vie, écrivit d’après un programme tracé d’avance, des livres
qui contribuèrent à fortifier la puissance de la juiverie en couvrant de
ridicule toutes les idées françaises qui sont notre force…
Ce fils d’Italien, absolument
fermé à la compréhension du génie français, si vrai, si grand, si noble et si
poétique, ne s’est complu que dans l’ordure…
Cet homme n’avait pas la
mentalité française… il défendit Juda avec une véritable frénésie, au point qu’on
aurait pu se demander si c’était lui le traître ou si c’était l’officier
juif. »
S’il faut dresser le bilan d’une telle aventure intellectuelle qui conduisit un
écrivain aussi célèbre et populaire que Zola, à s’intéresser à la question
juive, d’abord par simple curiosité de romancier, comme malgré lui et presque à
son insu avec L’Argent en 1890 :
puis à entrer dans le débat général sur les Juifs pour s’y faire une idée et la
formuler parce que sa sensibilité constamment en éveil l’invitait à devoir
parler pour tout dire, il ne faut pas sous-estimer non plus le risque de voir l’homme
jugé à son tour à la lumière du temps présent.
Formuler aujourd’hui des
conclusions sur ce que fut à la fin du siècle dernier, l’attitude de Zola, est
inévitable mais aussi critiquable. Car tout alors peut être dit.
On pourrait ainsi condamner
les intellectuels de février 1898, pour avoir trop laissé faire, par
indifférence ou imprévoyance ; leur faire grief de s’être mobilisés trop
tard après 1894, alors que Drumont, La Libre
Parole, la presse catholique et antisémite, façonnaient
depuis près de dix ans l’opinion publique, et que les ligues nationalistes
occupaient depuis si longtemps la rue.
On pourrait regretter que des
leaders politiques comme Jean Jaurès, eussent sous-évalué le succès de la France juive en 1886, et
toléré de manière excessive, en France et en Algérie, l’antisémitisme des
masses populaires.
Pur l’ensemble de la classe
politique dirigeante, on pourrait blâmer son impuissance coupable à bâillonner
à temps la « presse immonde », pour des raisons touchant le plus
souvent à des enjeux électoraux jugés primordiaux.
Tous ces acteurs laissèrent
ainsi au temps le soin d’accomplir son œuvre dans les profondeurs des
consciences, et d’y déposer pour le demi-siècle suivant les futurs barbelés d’acier
d’Auschwitz ou de Treblinka derrière lesquels se retrouvèrent les Juifs de l’Europe
entière.
Pour ce qui concerne Emile Zola,
ses mérites furent immenses en son temps, pour avoir à la fois senti venir le
drame collectif, averti ses contemporains et préconisé des solutions radicales.
Mais seul en son genre, l’homme
de lettres qu’il persistait à vouloir demeurer ne put ni changer le cours des
choses, ni transformer le cœur des hommes.
Observateur scrupuleux des
comportements collectifs, Zola a pourtant senti d’instinct que la question
juive n’avait plus rien à voir avec le thème archaïque que, par une
exploitation abusive, ses prédécesseurs en littérature avaient vidé de sa
substance.
Réactualisée, la question
juive procédait désormais pour lui du grand courant historique de type
évolutionniste qui heurtait dans ses profondeurs, la société française. Et l’antisémitisme
qui s’en emparait devenait sous ses yeux une puissance idéologique et politique
de premier plan, une doctrine raciale qui venait pour la première fois
régénérer les vieilles haines ancestrales par l’illumination de sciences en
vogue comme la biologie, l’économie politique ou la psychologie sociale,
relayant du même coup un traditionalisme chrétien battu en brèche par la laïcité.
Témoin lucide de plus en plus
effrayé par la lente pénétration de l’antisémitisme, et sensible plus qu’aucun
autre à ses effets pernicieux : peur collective, intoxication de l’opinion
publique, terreur exercée sur la presse par la presse elle-même, paralysie des
rouages politiques et parlementaires, asphyxie de l’appareil d’Etat : Zola a
compris l’enjeu politique qui s’y rattachait :
«
Lorsque le peuple devient fou, en une de ces crises dont nous avons eu un
exemple, l’élu est à la merci de ce fou, il dit comme lui s’il n’a pas le cœur
de penser et d’agir en homme libre ».
C’est peut-être grâce à son expérience d’écrivain naturaliste, pourtant si
décriée, que Zola aura été mieux placé que d’autres intellectuels de son temps
pour saisir progressivement mais suffisamment vite, la complexité et l’ampleur
que pouvait soulever la question juive, en dehors de tout esprit de parti. Pour
deviner sous les formules provocatrices, haineuses et radicales, la peur et la
hantise d’une société contrainte de changer malgré elle ses habitudes
ancestrales. Pour appréhender derrière les slogans xénophobes et les anathèmes
meurtriers au non de la race, de sa préservation, de la pureté de son sang, l’interrogation
anxieuse sur l’identité française.
Pour cerner enfin par-delà les
groupes, les ligues et les symboles, la quête angoissée d’une substance
nationale ; et dans le camp d’une Eglise détentrice d’un pouvoir spirituel
disqualifié, la volonté de voir demeurer l’hégémonie du dogme sur les âmes.
La question juive, pour un homme
comme Zola, c’est le diagnostic d’un état clinique touchant l’identité
nationale, comme ce sera à nouveau le cas un demi-siècle plus tard, pour la France meurtrie de 1940.
Sous les traits du Juifs, la France malade de son
identité trouve toujours là, depuis que le christianisme des premiers siècles a
bâti sa doctrine rédemptrice sur le corps martyrisé du « peuple déicide », le
moyen de cerner et d’exclure tout ce qui n’est pas elle : l’anti-nation, le
négatif, le repoussoir, contre quoi l’âme française forge sa singularité.
Etranger aux résonances
nationalistes du sionisme, Zola développa en revanche une attention remarquable
au sort du judaïsme.
Certes, l’émancipation du
judaïsme demeura à ses propres yeux, solidaire du rationalisme qui a ouvert les
murs des ghettos au nom de la réalisation des prophéties bibliques de l’unification
du genre humain, dans l’espace de l’Etat des droits de l’homme. Mais bien plus,
la pensée de l’auteur des Quatre Evangiles, signale sur ce sujet une dimension
incontestablement visionnaire, jusqu’à donner du judaïsme, à travers Dreyfus,
le nom d’une expérience inouïe de l’injustice et de la souffrance.
S’il n’a pas voulu croire que
la persécution antijuive qui sévissait en Europe, était déjà solidaire d’un
effondrement de toutes les valeurs de l’humanisme occidental, Zola a vu en Jean
Dreyfus, à la fois le symbole de la rechute du progrès dans la France moderne, et l’accomplissement
métaphysique de l’histoire du mal.
Mais à travers le sort
tragique des Juifs de France, annonciateur des grands massacres, et à la
lumière de son engagement personnel, Zola a compris aussi que l’expérience de l’exil
et de la souffrance, par laquelle le peuple juif incarné en Dreyfus découvre
toute l’humanité par défaut, était la condition nécessaire de son cheminement
vers la reconstitution de l’unité et de la plénitude de l’humain.
Vraie figure de l’intellectuel,
Zola porte aussi le poids de ses propres limites.
A lui qui a si bien décrit l’irruption
massive et sans précédent dans la vie des hommes, des produits de la science :
machines à vapeur, moteurs à explosion, électricité, énergie atomique dont il
pressentait dès 1900, les effets catastrophiques ; pouvons-nous reprocher de n’avoir
pas su formuler à l’avance les questions fondamentales que posera Henri
Bergson, en 1914 :
«
Qu’arriverait-il si les forces mécaniques, que la science venait d’amener sur
un point pour les mettre au service de l’homme, s’emparaient de l’homme pour le
convertir à leur propre matérialité ?
Que deviendrait le monde si ce
mécanisme se saisissait de l’humanité entière et si les peuples, au lieu de se
hausser librement à une diversité plus riche et plus harmonieuse, comme des
personnes, tombaient dans l’uniformité commune des choses ?
Que serait une société qui
obéirait automatiquement à un mot d’ordre mécaniquement transmis, qui réglerait
sur lui sa science et sa conscience, et qui aurait perdu, avec le sens de la
justice, la notion de vérité ? ».
A Zola qui demeura étranger au mouvement sioniste par fidélité à l’idéal républicain
et à l’esprit universel des Droits de l’Homme, pouvons-nous reprocher aujourd’hui,
d’avoir pris les bacchanales antijuives de la fin du siècle pour un des
derniers sursauts de la vieille France moribonde ; quand on sait ce qu’il en
advint, et qui gagna, en 1940, la totalité de l’appareil d’Etat, les
institutions, la législation, les structures administratives : préfets,
fonctionnaires, armée, église, éducation, pour faire tout aller aussi
efficacement que possible dans le sens d’une solution définitive, finale,
européenne, de la question juive.
Encore une fois, de quel droit
pourrions-nous reprocher aujourd’hui aux hommes du XXe siècle, de n’avoir pu
prévoir l’avènement de nos plus proches malheurs ?
Car plus justement, ce sont
eux qui pourraient nous demander des comptes sur l’héritage transmis et géré
avec si peu de prévoyance.
Et ce pourrait être le fait de
Zola lui-même, car le vingtième siècle dans lequel il mettait tous ses espoirs
n’aura pas répondu à son attente.
Zola à qui tout un public n’a cessé
de reprocher tantôt la noirceur de ses descriptions, le pessimisme de ses
visions, tantôt l’angélisme utopique et vieillissant de se derniers romans,
aurait en effet été bien surpris de constater la manière dont les hommes de
notre temps allaient régler le sort de leurs semblables.
Nul plus que lui, aurait été
effaré d’apprendre que l’antisémitisme frénétique qu’il découvrait dans un
complot de têtes malades et d’intelligences fumeuses, serait élevé au rang
supérieur de doctrine d’Etat, couvrant toute l’Europe, donnant lieu en France
même, à la mise en place d’une administration appropriée à son exécution, à la
promulgation de décrets, de lois, de règlements et d’ordonnances, rappelant le
vieux Moyen Age dont il constatait déjà le retour prémonitoire en 1896.
L’écrivain des Rougon-Macquart
n’aurait pu imaginer, tant sa foi en l’homme étai grande, que le siècle de la
science et des techniques dites libératrices, en inventant le crime contre l’humanité,
allait inaugurer en même temps l’ère des barbaries à visage humain.
Aux yeux de mon Père qui
répétait sans cesse que rien d’humain ne devrait nous être étranger, l’âge, le
sexe, la religion, l’ethnie n’étaient que des contingences secondaires.
Il m’a aidée à devenir UN INDIVIDU LIBRE.
Je serai son prolongement.
Je le suivrai et continuerai,
accomplissant ce qu’il n’a pu mener à bien.
«
Mon devoir est de parler je ne veux pas être complice. »
Emile Zola
Daniela Zini
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